Edona, pour 51 euros de moins …

J’ai, devant moi, une femme abusée, utilisée, isolée, dominée par la honte et la culpabilité. Qui tente de garder le sourire malgré ses malheurs dissimulés. Cependant, quand je lui demande si elle veut travailler, Edona répond souriante : « Oui ! Oui ! Oui ! »
Par Anastasia Papadopoulos, étudiante, Science Po Nancy. 
Rédactrice Elda Spaho Bleta 
L’auteur de l’article Anastasia Papadopoulos Photo credit Athénaïs LACHAT, Sur la photo ci-dessus: Edona, une migrante albanaise, raconte sa vie difficile en France Photo credit Anastasia PAPADOPOULOS

« La Covid 19 a révélé le vrai visage de l’homme pour qui j’ai tout fait ». A 56 ans, Edona[1] a pris la décision de rejoindre son mari, déjà régularisé en France, en quittant son pays natal.  C’est dans le but d’offrir une vraie vie familiale à son fils de 13 ans, avec qui elle quitte l’Albanie, qu’elle prend cette décision. Après un voyage difficile, sans visa, mais plein d’espoir, elle tarde à être régularisée et se trouve par conséquent confrontée à l’impossibilité d’exercer un travail en France, dans une petite ville du Grand Est où elle vit avec sa famille.  « Chaque cheveu sur ma tête représente le nombre de fois que j’ai regretté d’être venue ici » admet-t-elle.

Les raisons de ce regret ? Elle n’est toujours pas régularisée en France, depuis sa venue, il y a 5 ans. Faute d’une absence de revenus de 51 euros par mois…En plus, elle découvre un mari abusif qui la bat…

Un commencement difficile

En 2006, Edona épouse un homme kosovar qui vit et travaille en France en tant qu’artisan depuis plusieurs années. Elle avait 45 ans et, peu de temps après le mariage, elle continue de rester en Albanie. Son mari part en France, comme toujours. Mais, pour Edona, partir n’est pas facile : elle est albanaise et elle avait besoin d’un visa. Son mari fait une demande de regroupement familial, refusée en 2009 pour insuffisance financière.

En 2007, un an après leur mariage, ils décident d’adopter un enfant, presque un bebe. Le neveu de 2 ans du mari. Sa mère vient de mourir et le père n’avait pas les moyens financiers d’assurer la sécurité de son fils. « C’était moi qui avais proposé de l’adopter et de le faire grandir. J’ai eu mal au cœur pour l’enfant. Je voulais lui donner une famille », raconte-elle. Ainsi, son mari venait en Albanie pour y rester quelques semaines et partait pour travailler en France. Edona élevait seule le petit garçon. En plus, malgré le fait que sa situation était loin d’être idéale, elle n’accepte pas de dépendre que des revenus de son mari. Cette dépendance économique ne lui convient pas ; elle rêve d’émancipation et n’hésite pas à vendre des fruits et légumes dans la rue. Edona rappelle avec beaucoup de fierté cette époque : « J’ai travaillé toute ma vie et j’étais douée en ce que je faisais. J’en suis prête à recommencer, j’ai hâte même ».

Cependant, en grandissant, après de nombreuses années passées seul avec sa mère et avec un père qui ne les rendait visite que quelques semaines par an, son fils a commencé à demander son « babush », signifiant « mon petit papa ». Les visites annuelles du père ne suffisent plus au jeune adolescent et, il a peut-être aussi un peu de honte de ce qu’il entend autour de lui… Sa mère n’en a pas entendu moins non plus. « Pourquoi tu ne rejoins pas ton mari en France avec ton fils ? » lui demandait-on tous. Ainsi, poussée par son fils, l’opinion publique et lassés de cette attente interminable, Edona et son fis décident malgré tout de rejoindre la France irrégulièrement en 2017. Sans beaucoup d’espoir pour un regroupement familial. Car, ils avaient déjà échoué auparavant en 2009. « La France ne m’attirait pas. Le procès de régularisation est très difficile et strict. J’ai pris cette décision plus pour mon fils que pour moi-même, » avoue l’immigrante.

Pour 51 euros de moins …

La procédure de regroupement familial en France se fait sous des conditions strictes. Sur le site du ministère de l’Intérieur[2] on lit qu’une famille de 2 ou 3 personnes nécessite une ressource mensuelle minimum d’un SMIC (Salaire minimum de croissance net mensuel), soit 1 302,64 € sur les 12 derniers mois précédant la demande2.

Depuis plusieurs années, la demande de mari d’Edona est rejetée pour des raisons financières. Avec, en main son dossier et toutes les décisions officielles pris pendant des années, je lis que l’addition des revenus du père de famille revenait à 1 251,33 € par mois, créant donc une insuffisance financière de 51,31 € afin de prétendre une demande de regroupement familial. Ainsi, malgré le fait que son fils soit scolarisé en France depuis 2017 et que son mari soit titulaire d’une carte de résident, cette cinquantaine d’euros manquants par mois sont la cause de l’irrégularité d’Edona et de son enfant. Ironiquement, elle ne peut pas contribuer pour combler cette insuffisance financière car, sans régularisation, personne n’accepte de lui donner du travail3. Le fameux cercle vicieux.

Edona n’est pas la seule à faire une demande de visa ; en effet, selon les données du ministère de l’Intérieur, c’est plus de 4 millions de demandes de visas qui ont été enregistrées en 2018. Malheureusement, elle fait partie des 674 789 visas refusés cette même année, gardant toujours l’espoir de faire partie un jour des chiffres des visas finalement délivrés en France[3].

Edona, une migrante albanaise, raconte sa vie difficile en France Photo credit Anastasia PAPADOPOULOS

Violence et rébellion

Quand la crise de la Covid 19 a touché l’Europe et que le confinement a été décrété en 2020, le véritable caractère de son conjoint s’est révélé. C’était la première fois qu’ils passent tant d’heures ensemble, sous le même toit. En plus      , ils n’ont pas beaucoup d’argent.

« Il est devenu encore plus minutieux, – raconte-elle. –Je n’avais pas le droit de toucher à ses affaires. Quand on était dans la cuisine par exemple, il préférait placer les épices là où c’était le plus pratique pour lui. Lorsque je les déplaçais de quelques centimètres et qu’il le remarquait, il me frappait. ». Avant qu’elle ne rejoigne la France, son mari n’avait jamais manifesté de violences à son égard. A présent, il justifie cet abus de force en lui reprochant le fait de ne pas travailler. Cette souffrance lui fait profondément regretter d’avoir quitté son pays, l’Albanie.

« Tu ne m’as jamais demandé pardon, il faut que tu me demandes pardon. » sont les mots que prononce Edona devant moi, à lui, lorsqu’il est déjà trop tard. Malgré sa pudeur, les larmes jaillissent : « Je n’ai jamais pleuré devant mon mari » admet-elle. Ses yeux ne mentent pas et disent la tristesse, les regrets et les doutes. Malgré le fait que cette immigrante albanaise paraisse souriante et enthousiaste, ses yeux dévoilent la nostalgie.

Se promener seule est sa seule bouffée d’oxygène. L’atmosphère à la maison est tendue. A la maison, elle pleure en silence dans les bras de son fils.

Ce n’est que lorsqu’il lève la main sur le jeune garçon, qu’Edona trouve la force et le courage de répondre à la violence. Ils contactent la police et, après, son fils et elle trouve refuge au sein d’un foyer pour femmes battues. Mais devant l’état de santé fragile de son fils, qui perd beaucoup de poids en trois semaine, elle prend la décision de regagner le domicile familial. Depuis ce jour-là, l’homme ne la bat plus. C’était la première fois qu’elle osait s’opposer à lui et lui dire « non »

Le sociologue français Daniel Welzer-Lang spécialisé dans l’étude de genre définit la violence conjugale comme étant « l’utilisation paralysante et destructrice du pouvoir par lequel une personne impose à une autre sa vision de la vie, la contraint à la renonciation de tout idée, tout désir en opposition aux siens et l’empêche de penser et d’être elle-même. ». Ainsi, la particularité des violences conjugales est l’usage de la force et de la menace au sein de la cellule familiale protégées par la honte et le sentiment de culpabilité des victimes. En effet, on recense différentes manifestations de violences conjugales : la violence verbale, psychologique, physique, économique et sexuelle[4].

Pour Edona, cette violence physique, verbale mais aussi économique, est d’autant plus grave ; sa situation en tant qu’immigrée sans papiers en France la victimise d’autant plus auprès de son mari qui la réduit à l’état d’objet. Ne possédant aucune possibilité de travailler et donc d’obtenir un revenu qui lui est propre, l’homme est dans le contrôle total de sa femme. Bien qu’aujourd’hui il ne la batte plus, Edona est toujours prise au piège dans la maison et tente de surmonter les graves violences psychologiques auxquelles elle est confrontée.

Beaucoup de femmes en France vivent la même situation que Edona ; d’après l’enquête Cadre de vie et sécurité (CVS)[5], 102 femmes sont décédées sous les coups de leur partenaire ou ex-partenaire en 2020 dont 35% étaient victimes de violences antérieures de la part de leur compagnon. Mais la crise de la Covid a amplifié le phénomène de violences conjugales : l’enquête recense 159 400 femmes victimes de violences commises par leur partenaire, soit 10% de plus qu’en 2019.

En effet, selon les données de la ligne téléphonique nationale anonyme pour les femmes victimes de violences sexistes « 3919 »[6], le service a reçu 53 264 appels concernant les violences faites aux femmes en 2020, soit une augmentation de 19% par rapport à 2019, 95% de ces appels citant la violence domestique, y compris le viol conjugal, comme motif.

Et après ? Son fils a maintenant 17 ans et cela fait plus de 5 ans que Edona est dans l’attente d’une réponse officielle qui peut la régulariser. Elle suit des cours de français au Secours Catholique afin de faciliter son intégration et nouer de nouvelles amitiés. Elle admet que désormais, plus rien ne la retient en Albanie. En plus, la pression potentielle sociale la terrifie ; Edona ne peut se résoudre à retourner en Albanie en ayant échoué avec sa régularisation. J’ai, devant moi, une femme abusée, utilisée, isolée, dominée par la honte et la culpabilité. Qui tente de garder le sourire malgré ses malheurs dissimulés. Cependant, quand je lui demande si elle veut travailler, Edona répond souriante : « Oui ! Oui ! Oui ! »[7].

Références:


[1] Le nom a été changé pour protéger l’identité de la personne

[2] Ministère de l’Intérieur, Regroupement familial : https://www.demarches.interieur.gouv.fr/particuliers/regroupement-familial#:~:text=L’%C3%A9poux(se)%20ou,mineurs%20(moins%20de%2018%20ans)

[3] Ministère de l’Intérieur et des outre-mer, Direction générale des étrangers en France :Présentation / La Direction générale – Direction générale des étrangers en France – Ministère de l’Intérieur (interieur.gouv.fr)

[4] MANSEUR Zahia, Entre projet de départ et soumission : la souffrance de la femme battue, 2004 : Entre projet de départ et soumission : la souffrance de la femme battue | Cairn.info

[5] Ministère de l’Intérieur et des outre-mer, Les violences conjugales enregistrées par les services de sécurité en 2020 : Les violences conjugales enregistrées par les services de sécurité en 2020 | Ministère de l’Intérieur (interieur.gouv.fr)

 [6] Solidarité Femmes, 3919 : Fédération Nationale Solidarité Femmes | Appels au 3919 en 2020 : … (solidaritefemmes.org)

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[7] Cet article est écrit en juin-septembre 2022. Pendant sa finalisation, en septembre 2022, Edona reçoit enfin son premier récépissé de la part de la préfecture.
Cet article est produit dans le cadre du projet « Venir ensemble, se raconter, se mobiliser », un partenariat entre la plateforme d’information PRO IDE et le Secours Catholique Caritas Hauts de Lorraine, avec le soutien financier de ce dernier. Il a été rédigé par Anastasia Papadopoulos, étudiante de Science Po-Nancy,  bénévole (2022) au sein de Secours Catholique Caritas Hauts de Lorraine et édité par Elda Spaho Bleta, journaliste, fondatrice de PRO IDE. Les sources des informations sont citées, et lorsqu’un avis personnel est donné, il n’engage que l’auteur.
Le contenu des articles n’engage pas les structures précédemment nommées.

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