Ornela : Quand les chemins de la vie et de l’exil s’entrecroisent

 Par Suzie Holt, étudiante à Science Po, Nancy, France.  

Rédactrice Elda Spaho Bleta

« Je ne préfère pas demander au gens de m’aider. J’ai été très déçue… ». Cette phrase, Ornela^* la prononce souvent à quiconque lui demande pourquoi elle accomplit ses démarches en France presque toute seule. Cette jeune femme de 28 ans a quitté l’Albanie alors qu’elle était tout juste majeure et, pendant 10 ans, elle a parcouru les routes de l’immigration tout en construisant sa vie de famille.

L’enfance d’Ornela, dans un petit village albanais, est marquée par l’autorité d’un père qu’elle décrit comme « fanatique » et qui a empêché sa fille d’aller à l’école quand elle a atteint l’âge de 13 ans. Plus tard, son refus de rencontrer son futur mari, pour qui elle a eu un véritable coup de foudre : « on s’est regardés et puis voilà! », a poussé Ornela et son conjoint à se cacher pour vivre leur histoire d’amour. D’abord en Albanie puis beaucoup plus loin encore…

La raison ? “La famille de mon mari est touchée d’une maladie grave, depuis des générations maintenant. L’hépatite B. Il l’a héritée de sa mère et me l’a dit depuis que nous nous sommes rencontrés. C’est une maladie qui ne se guérit pas, elle reste dans ton sang et tu dois le soigner à vie. Mon père, même ma famille élargie, ne voulait pas que cela “entre chez nous”, que ses neveux et nièces puissent l’avoir. Alors, lui et eux, étaient catégoriquement contre notre relation”.

Une peur quasi mythique accompagne l’hépatite B, selon laquelle la maladie est transmise génétiquement car elle passe facilement d’une génération familiale à l’autre. La même peur, piégée partout, pas seulement dans la famille d’Ornela. « Selon une idée préconçue, l’hépatite B serait « héréditaire », étant donné que plusieurs générations d’une même famille peuvent être touchées par la maladie », – déclare « Hepatitis B Foundation » dans sa page officielle www.hepb.org¹.

Une peur inutile car, « pourtant, l’hépatite B n’est pas une maladie génétique : elle est causée par un virus qui est souvent transmis entre les membres d’une même famille, à la naissance de la mère à l’enfant, ou par le sang, de manière accidentelle. Les familles ont le pouvoir de rompre ce cercle vicieux en passant un test de dépistage, en se faisant vacciner et soigner »¹. Et c’est ce qu’Ornela a fait :  enceinte, elle a a fait de nombreuses visites médicales pour prévenir et contrôler la transmission de l’hépatite B. Avec succès ; aucun de leurs enfants ne l’a eu.

Une histoire d’amour, mais pas seulement

C’est à 18 ans qu’ils se sont mariés, quelques mois avant la naissance de leur fils. Voyageant de ville albanaise en ville albanaise, de village en village, elle souligne une instabilité permanente qui est pour elle « très difficile » économiquement et émotionnellement. La famille nouvellement créée n’a ni ressources stables, ni foyer, ni attache en Albanie ce qui les pousse à quitter le pays en 2015.  “Ma famille, même des cousins éloignés, harcelait mon mari partout à cause de notre mariage. La vie est devenue très difficile pour lui. Pour nous deux. Nous avions l’habitude de changer de lieu à cause de cette atmosphère hostile, mais l’Albanie est un si petit pays. Et en plus, les déplacements continus ont rendu notre situation économique très difficile”, – raconte-t-elle.

Alors, les voilà, quittant le pays en 2015, toujours décidés à vivre leur vie en couple.

Lorsqu’ils arrivent à Hambourg, Allemagne, le couple a une fille, bébé de deux semaines, et un fils d’un an et demi. C’est la peur qu’ils ressentent en premier et la solitude quant à l’aéroport, ils n’entendent que de l’allemand ou de l’anglais autour d’eux. Deux langues qu’ils ne connaissent pas… Pourtant, ils ne sont pas si seuls puisqu’en 2015 l’Allemagne connaît une vague d’immigrations de différents pays. Ainsi Ornela et sa famille font partie des 1,1 million de migrants que le gouvernement allemand a recensé cette année-là. Ils ont vécu un an dans une maison avant de partir, par peur d’être expulsés. Ils n’ont pas pu être régularisés…

Après un passage d’un an en Albanie, c’est en France, à Nancy, que la famille décide de poser ses valises en 2017.

 Ils ont retrouvé un peu de stabilité lorsqu’ils ont été logés à la caserne Faron, une ancienne caserne militaire près de Nancy aujourd’hui dédiée à l’hébergement de demandeurs d’asile. Si la famille a de nouveau un toit au-dessous de leur tête, les conditions de vie à Faron, selon Ornela, sont loin d’être optimales. « Nous avons demandé l’asile. Nous avons d’abord été placés pendant 3 mois à la caserne du Faron. Nous étions des dizaines, à vivre ensemble sous une tente Il n’y avait pas de lits, on dormait sur des chaises longues. Et il y avait des cafards, des punaises… Mon fils s’est fait beaucoup piquer, c’était très gros et ils n’ont pas voulu l’emmener à l’hôpital car « vous n’avez pas encore l’assurance maladie ». Ensuite, ils nous ont mis dans une résidence CADA (Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile). Au bout de 7-8 mois, notre demande d’asile a été rejetée, nous avons donc tous les quatre étés obligés de quitter le centre. Je m’étais fait une amie lors de mon séjour à la caserne Faron. Elle a eu plus de chance que nous et habite maintenant en appartement. Elle nous a hébergés, pendant deux mois. Mais nous ne pouvions pas y rester plus longtemps, c’était trop lui en demander. Alors nous avons pensé à changer de ville, peut-être que dans une autre ils pourraient nous offrir un abri. Nous sommes partis à Rennes”.

Ils sont 4 dans la rue

Dans cette grande ville, ils ne connaissent personne pour le moment. Les portes des institutions auxquelles ils frappaient leur sont bientôt fermées. Toujours ce “non” comme réponse. Maintenant, il est l’heure de la rue… là où ils ont vécu deux mois entiers. Avec leurs bébés, leurs peurs. Et leurs espoirs.

 « C’était terrible. J’avais très peur, je surveillais les enfants donc je ne dormais pas. » Voilà des mots qui résument 2 mois de la vie d’Ornela qu’elle a passé sur les routes avec son mari et leurs deux enfants en bas âge. Elle évoque cette période comme un souvenir très douloureux marqué par la peur et l’insécurité permanente et encore une fois la solitude. « Personne ne nous aidait ». C’est la solitude qui ponctue le récit de l’immigration d’Ornela et ne le quitte jamais, comme un 5ème membre de sa famille. Aucun répit n’est accordé au jeune couple : la journée, ils cherchent un endroit où dormir et la nuit, ils surveillent les enfants donc ne dorment pas. Tel un cercle vicieux empli de solitude et d’instabilité…

Finalement, après deux mois à vivre dans la rue, son mari retrouve un ami qui habite à Nancy et qui leur offre un abri dans sa modeste maison. Ils y vivent encore deux mois. Toujours sans papiers, sans emploi. La situation est désespérée et le couple est prêt à retourner en Albanie, sachant très bien que le harcèlement de sa famille est très élevé et que les possibilités d’emploi est trop faibles. Seulement le désespoir et la misère dans leur fragile horizon. Ils sont seuls sans l’aide d’aucune assistante sociale et ont survécu grâce au peu d’argent que le père du mari leur a envoyé. Ils vivent avec une nouvelle insécurité, celle d’être retrouvés par la police et d’être expulsés… Après 2 mois passés dans cette peur permanente de la police, une autre raison importante s’ajoute et provoque leur retour en Albanie : C’était la souffrance du père du mari d’Ornela, atteint d’une grave maladie.

Retour en Albanie

Donc, la décision finale a été prise et c’est en novembre 2018 que la famille retrouve son pays natal.  Les enfants d’Ornela se souviennent de cette période et parlent souvent des animaux que possédait leur grand-père. La fille rappelle même un souvenir d’une fête traditionnelle : un bracelet  tressé de fils rouge et blanc qui orne les poignets des jeunes filles quand vient le Dita e Verës, une célébration du retour du printemps chaque  14 mars. Une semaine après cette date, les bracelets sont accrochés à des arbres ou des rosiers afin que les oiseaux, surtout les hirondelles, les emportent.

Cependant, ce retour au bercail n’est pas uniquement marqué par du positif et des festivités mais par le refus catégorique du père d’Ornela de la revoir et de lui parler :

“Elle ne m’a pas écouté avant le mariage. Maintenant qu’elle est au milieu des problèmes, qu’elle les résolve seule, avec le mari qu’elle a choisi”.

 « Je ne comprends pas parce que moi je l’aime beaucoup et lui… » (elle pleure). Ils ont ensuite vécu à Tirana, la capitale de l’Albanie mais ont dû changer de ville car c’était trop grand pour eux, toujours sans emploi. Ils ne sont toujours pas accepté par sa famille et toujours très pauvres. Sans aucun espoir d’emploi. « Quand nous sommes revenus en Albanie, c’était fin de 2018. Nous sommes restés dans notre pays un an et 4 mois. Nous n’avions pas de travail tous les deux, nos enfants grandissaient. Nous avons tout essayé, mais aucun résultat. Alors, en mars 2020, nous sommes revenus en France”.

Avec deux enfants en bas âge et son marie, cette jeune femme a vécu tout : le rejet de son père, l’exil répété, vivre dans la rue, la joie du premier travail (en noir), la peur de la police. Cependant, la cuisinière albanaise insiste en souriant « Quand ça ne va pas, je fais un gâteau et après ça va un peu mieux ».

France, encore une fois…

C’est à Nancy que la famille s’est établie depuis mars 2020, à quelques jours du début du premier confinement en France suite à la pandémie de Covid-19.  Le même schéma qu’en 2017 se répète puisqu’ils doivent d’abord vivre 7 mois à la caserne Faron, toujours dans les mêmes conditions difficiles et insalubres. La sortie de la caserne n’est pas synonyme de libération ; Ornela et sa famille ont vécu pendant près d’un an et demi dans un foyer pour les demandeurs d’asile.  Bien que cela s’apparente à des vacances, cette vie est très loin du repos étant donné les « contrôles du personnel tous les jours. Et je suis toujours choquée par le traitement dans ce centre ; le dossier que nous avions préparé pour l’Assurance Maladie trainait. Nous avons pu avoir la couverture de santé seulement dix mois après, en tant que demandeur d’asile en France. L’assistante sociale du foyer qui devait nous accompagner ne nous a même pas donné en temps les avis de la Poste au sujet du courrier officiel à notre demande d’asile. Elle nous les a donnés des semaines après, donc, quand nous sommes allés à la Poste, les courriers n’étaient plus là.   Nous présumons qu’il s’agissait de la réponse négative de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiès et Apatrides). Nous avons ainsi manqué à deux reprises, la possibilité d’un recours devant la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) de Paris. Donc, nous n’avons même pas fait appel de la décision. Comment pourrions-nous sans la décision ? Au centre, ils nous ont juste dit que notre demande d’asile était rejetée et que nous quatre devions partir. Malgré le fait que nous n’avions jamais eu ces décisions devant nos yeux, dans notre main. Nos enfants étaient très jeunes, mais nous avons été obligés de partir en novembre 2021 car nous ne voulions pas que la police vienne nous forcer à sortir. Toute cette situation a énormément choqué ma confiance en les autres et m’a laissée très faible”, – se souvient Ornela. 

Indipendant.e.s, mais « en noir »

 Depuis le mois de novembre 2021, la famille a pu trouver un petit appartement d’une seule chambre. Ornela souligne la nette amélioration de leur logement : « C’est plus calme qu’à l’hôtel, propre, il n’y a pas d’insectes ». Tous les problèmes liés au logement semblent donc s’être envolés bien qu’il reste un détail souligné par elle : « c’est un peu petit pour quatre ». Malgré la seule chambre dans laquelle la famille au complet dort, cet appartement est plus proche de la définition d’un soi que n’importe quel autre lieu qu’ils ont pu fréquenter ces dix dernières années. Maintenant, ses enfants vont à l’école, ils participent aux activités sportives et sont bien intégrés. Ils partent même en camp de vacances et en sont ravis. Quant à Ornela et son mari, ils ont pu trouver du travail en février-mars 2022, tous les deux. En noir, bien sûr car ils ne sont toujours pas régularisés. Elle travaille pour un restaurateur et lui un pour employeur turc du bâtiment. Pour Ornela, travailler dans un restaurant paraît presque comme une évidence car elle considère la cuisine comme une véritable thérapie et le repas partagé comme un vrai moment de convivialité : « Quand ça ne va pas, je fais un gâteau et après ça va un peu mieux », dit-elle en riant. Les deux conjoints montrent donc une véritable envie de travailler, activité qu’ils apprécient bien qu’elle soit pratiquée illégalement. Concernant les documents de régularisation, il est possible qu’Ornela obtienne une promesse d’embauche de son employeur. Il est très content de son travail, mais il hésite car les employeurs sont souvent réticents face à ce genre de procédure très compliqué. Mais elle ne semble pas en savoir davantage sur ces procédures car les informations lui manquent beaucoup. « L’absence des informations compréhensibles, simple à les comprendre, facile d’accès, est un énorme problème pour nous les étrangers en France. Cela nous empêche vraiment de bien connaitre les procédures pour s’y intégrer ».

 Difficile, oui. Mais la famille est bien décidée de bâtir un vrai avenir en France, en travaillant, en apprenant.  Et, une fois la promise d’embauche fait, Ornela demandera l’aide de Secours Catholique Caritas. Leur équipe « Migrants » lui a déjà proposé de constituer un dossier à présenter devant la préfecture.

C’est grâce à cette volonté d’intégration qu’Ornela et sa famille avance petit à petit. Ils payent leurs factures, seuls, sans aide extérieure, grâce au salaire qu’ils gagnent en travaillant chaque jour. Ornela souhaite offrir à ses enfants une vie meilleure et est prête à se sacrifier pour eux. « Si moi je n’ai rien, ce n’est pas grave. Le plus important, c’est eux ». Et puis, ils sourient. Pas une seule fois, on ne voit Ornela triste. Elle sourit. Ses enfants et son mari aussi. Malgré les nombreuses difficultés qu’ils ont déjà ou vont rencontrer, ils sourient tous les 4 et ce qu’il faut retenir de cette famille, au-delà de son combat périlleux, c’est un sens de l’hospitalité très développé. Et si vous vous demandez d’où vient cette lumière si chaleureuse, n’oubliez pas que le nom « Ornela » signifie « éclat du soleil ».

*Le nom a été changé pour protéger l’identité de la personne.

Références :

¹ Hepatitis B foundation. Informations générales.Qu’est-ce que l’hépatite B ?

https://www.hepb.org/languages/french/general-information/

* Cet article est produit dans le cadre du projet « Venir ensemble, se raconter, se mobiliser », un partenariat entre la plateforme d’information PRO IDE et le Secours Catholique Caritas Hauts de Lorraine, avec le soutien financier de ce dernier. Il a été rédigé par Suzie Holt, étudiante de Science Po-Nancy,  bénévole (2022) au sein de Secours Catholique Caritas Hauts de Lorraine et édité par Elda Spaho Bleta, journaliste, fondatrice de PRO IDE. Les sources des informations sont citées, et lorsqu’un avis personnel est donné, il n’engage que l’auteur. Le contenu des articles n’engage pas les structures précédemment nommées.